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Être un rhinocéros blanc en 2016…

Au cœur des biozones

Article rédigé par Alexis Lécu, Directeur scientifique et vétérinaire au Parc Zoologique de Paris.

 

L’espace d’un instant, endossez la cuirasse du plus lourd des Périssodactyles (ordre qui regroupe les mammifères ongulés qui ont un nombre de doigts impairs : équidés, tapirs, hippopotames… et rhinocéros). Imaginez-vous en 2016, dans le corps de ce célèbre mammifère, apparu sur terre il y a 50 millions d’années…

Vous êtes un rhinocéros blanc…

… vous pesez alors potentiellement plus de 2,5 tonnes, amenant chacun de vos pieds à supporter une pression d’environ 1kg par cm², ce qui est en fait assez proche de la pression endurée par les pattes des éléphant, avec qui vous partagez l’adjectif de « pachyderme ». Vos pieds sont composés de trois doigts munis de larges ongles. Ces ongles participent aussi à votre appui sur la terre ferme, en particulier celui du milieu. Votre impressionnante armure est une peau qui peut mesurer jusqu’à 5 cm d’épaisseur par endroit, et tire sa solidité d’un agencement original « en croix » des molécules de collagène. Parmi les records que vous détenez : vous êtes le mammifère qui présente le plus grand nombre de chromosomes : 82 pour vous et 84 pour votre cousin le rhinocéros noir. Contrairement avec ce proche cousin, qui se nourrit de branchages, vous trouvez votre alimentation principale en broutant au sol, ce qui est facilité par vos larges lèvres plates permettant de prendre une grande rangée d’herbes en un seul pincement. Mais de ce fait, vous êtes aussi plus exposé que lui aux agents infectieux qui survivent dans la terre, comme les vers ronds ou les mycobactéries (dont la tuberculose..).

En tant que rhinocéros blanc, il n’y a guère plus que 9 pays dans lesquels vous et vos congénères pouvez résider, mais dans 8 d’entre eux, votre espèce ne subsiste uniquement que parce que l’homme vous y a introduit volontairement. Et si vous êtes de la sous-espèce « Rhinocéros blanc du Nord » (Cerathotherium simum cottoni), alors vous ne vivez forcément plus que dans une réserve des plaines du Kenya, et vous n’êtes plus que… trois au monde.

Rhinocéros au Parc Zoologique de Paris, au coucher du soleil © Théo Stefanini

Comment votre espèce en est-elle arrivée là ?

Dans les années 1900, il ne restait guère plus que quelques centaines d’entre vous, décimés par la chasse et surtout par l’attrait de l’homme pour ce grand appendice nasal que vous arborez et qui pèse entre 6 et 8 kg de kératine, calcium et mélatonine mélangés. Cette corne, dont vous ne produisez que 6 à 9 cm par an maximum, est à la fois le sujet de votre perte et de votre sauvetage.

Au début du XXème siècle, l’homme pouvait payer 200 dollars pour un kilo de votre corne. En 2006, c’est plus de 700 dollars qu’il payait cette poudre. En 2015, il pouvait débourser entre 60 000 et 100 000 dollars pour ce même kilo. Pour cela, vous étiez au bord de l’extinction dans les années 1900. Puis l’Afrique du Sud entama une politique de sauvetage, principalement en vous parquant dans des réserves très surveillées et en favorisant votre reproduction. À l’aube des années 2000, votre nombre est spectaculairement remonté entre 17 000 et 20 000 individus, et vos collègues furent exportés dans d’autres pays africains, quelques-uns en Europe et aux Etats-Unis pour servir les programmes d’élevages en captivité (SSP américain et EEP européens).

On vous vend même aux enchères chaque année, et votre « achat » par des propriétaires de ranch et autres réserves principalement touristiques permet à l’Afrique du Sud de continuer à assurer votre protection, bien souvent lourdement armée, face à la menace du braconnage. L’année dernière encore, le nombre de décès total était légèrement inférieur au nombre de naissance, votre démographie reste positive.

En 2012, 450 de vos semblables furent braconnés. En 2014, le chiffre était de 1 000 et en 2015, de près de 2 000. Cette escalade fait craindre le pire et c’est pour cette raison que l’IUCN continue de classer votre espèce comme « pratiquement menacée », même si le renouvellement de population semble bien se porter.

Wami et Angus, rhinocéros blancs © MNHN - F-G Grandin

Si vous êtes un rhinocéros blanc en 2016…

…il semble que vous ayez donc entre 10 et 15% de risque d’être tué pour votre corne cette année : abattu par une arme lourde militaire, ou parfois amputé à vif, à l’aide d’anesthésiques mal dosés et obtenus en fraude.. Alors comment endiguer cet attrait mortel pour votre corne ? Beaucoup de solutions sont proposées chaque année, quelques-unes tentées et d’autres refusées…

Ainsi, dans certaines réserves et désormais dans toute la Namibie, on vous coupe la corne régulièrement, sous anesthésie, afin de retirer l’objet de convoitise. Certes l’absence de cette corne ne vous empêche pas de manger mais restez-vous un rhinocéros pour autant ? Dans d’autres réserves, on fore un trou à la perceuse dans votre appendice pour glisser une balise GPS en son centre. Parfois même, ce sont des drones qui vous surveillent… En 2016, des nouveaux prototypes commenceront même à être posés dans votre corne, combinant surveillance cardiaque, GPS et caméra frontale, et permettant aux humains de vous surveiller en temps réel et d’intervenir en cas de menace.

Si vous êtes un rhinocéros blanc en 2016, il se peut que vous ne soyez bientôt plus en Afrique, mais que vous participiez involontairement à d’étranges projets humains élaborés en 2015. Vous pourriez être au Texas où le « Projet Rhino 1000 » prévoit de déplacer plus de 1 000 rhinocéros blanc dans des ranchs extensifs du sud du Texas afin de les soustraire à la menace du braconnage sud-africain. Vous pourriez aussi atterrir dans une ferme d’élevage chinoise, comme déjà plus de 120 de vos camarades, exportés d’Afrique du sud vers la Chine entre 2006 et 2009. Là, la Chine indique entamer un élevage qui ne toucherait pas aux animaux du milieu naturel et prélèverait la corne au moyen d’outil de ponçage en « toute innocuité » pour l’animal…

Si vous êtes un rhinocéros blanc en 2016, vous ne comprenez rien à tout cela, au fait que votre valeur se résume à cette corne, et à ces curieux paradoxes qui font qu’un kilogramme de votre kératine ait la même valeur financière que le transfert de deux de vos semblables vers un zoo en Europe, ou encore que le coût des milices armées qui vous surveillent, additionné au coût de vos transferts en hélicoptères, à celui du terrain où vous êtes, etc. dépasse totalement la prix total de cette même corne...

Si vous êtes un rhinocéros blanc du Nord en 2016, vous êtes soit un mâle de 42 ans, soit une femelle de 26 ans avec de graves problèmes locomoteurs, soit une femelle plus jeune avec une dégénérescence utérine vous condamnant à l’infertilité. Vous êtes les derniers de votre sous-espèce sur terre, sauf si l’homme parvient, en prélevant sperme et ovules, à artificiellement vous créer une descendance. Même s’il y arrive, il reste difficile de dire quel sort il lui réservera…

Rhinocéros blanc © MNHN - François-Gilles Grandin

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